La Section scientifique se trouvait au second étage.
Les pas de Robert Neville résonnèrent sur les escaliers de marbre de la bibliothèque municipale de Los Angeles. On était le 7 avril 1976.
Après avoir passé plusieurs jours à boire et à se livrer à des recherches incohérentes, il s’était rendu compte qu’il perdait son temps. Il était évident que des expériences isolées ne le mèneraient nulle part. S’il existait une réponse rationnelle au problème (et il s’en voulait persuadé), il ne la trouverait que par une recherche méthodique.
Le silence de la bibliothèque était total, que troublait seulement le bruit de ses pas. Au-dehors, des oiseaux chantaient parfois et, même sans cela, pour inexplicable que la chose lui parût, il lui semblait que ce n’était pas le même silence qu’entre quatre murs, particulièrement entre les murs de cet énorme bâtiment de pierre grise qui abritait la littérature d’un monde mort. Peut-être, pensa Neville, cette impression était-elle purement psychologique et souffrait-il d’une sorte de claustrophobie. Mais cette hypothèse n’arrangeait rien : il n’y avait plus de psychiatre qu’il pût consulter, à qui il pût confier ses névroses et ses hallucinations auditives... Le dernier homme sur la Terre avait à s’accommoder comme il pouvait de ses problèmes personnels.
La Section scientifique était une haute salle aux larges fenêtres. A côté de l’entrée se trouvait le comptoir où l’on retirait les volumes, au temps où il y avait encore quelqu’un pour les demander.
Neville s’immobilisa un moment, parcourant la salle du regard. Tant de livres, vestiges abandonnés du savoir d’un monde, pauvres simulacres, impuissants à sauver l’homme de la destruction...
Il s’approcha des rayons de gauche, consultant les affichettes qui indiquaient les sujets traités. Astronomie... Non, le ciel ne l’intéressait pas. L’attrait de l’homme pour les étoiles était mort en même temps que ses autres désirs... Physique, Chimie, Mécanique... Neville passa outre.
Il s’arrêta à nouveau et leva les yeux au plafond, décoré dans le style des mosaïques indiennes. Le soleil matinal pénétrait dans la salle par les fenêtres sales et Neville regarda la poussière jouer avec ses rayons. Les longues tables de bois et les chaises leur faisant face étaient bien rangées. Quelqu’un en avait eu souci, le jour où la bibliothèque avait été fermée. Il évoqua la jeune bibliothécaire, poussant une dernière fois les chaises entre les tables, avec la précision méticuleuse qui devait être la sienne. Il pensait à elle, morte peut-être sans avoir connu l’amour ; sombrant dans ce hideux coma, puis dans la mort, et revenant peut-être, ensuite, errer sans fin, sans but, tout cela sans avoir jamais aimé ni été aimée. Et cela était pire encore que de devenir un vampire...
Il poursuivit sa visite et ne s’arrêta qu’à la section Médecine. Il parcourut des yeux les titres des ouvrages consacrés à l’hygiène, à l’anatomie, à la physiologie, à la thérapeutique, à la bactériologie, et en tira plusieurs des rayons. Il en posa une dizaine, en pile, sur une table, prévoyant qu’il ne s’en tiendrait pas à eux.
Lorsqu’il quitta la salle, il regarda machinalement l’horloge électrique, qui se trouvait au-dessus de la porte d’entrée. Les aiguilles s’étaient arrêtées à quatre heures vingt-cinq. Neville se demanda machinalement quel jour c’avait été et si c’était un matin ou un soir. Quel temps pouvait-il faire, ce jour-là ? Et l’horloge s’était-elle arrêtée toute seule, ou quelqu’un s’en était-il chargé ? Il haussa les épaules. Quelle importance cela avait-il ? En descendant les escaliers, les bras chargés de livres, il s’inquiéta de cette obsession croissante qu’il avait du passé. C’était une faiblesse dont il devrait se guérir, s’il voulait aller de l’avant...
Il ne put ouvrir, de l’intérieur, la grande porte d’entrée de la bibliothèque, trop soigneusement verrouillée, et il lui fallut repasser par la fenêtre dont il avait brisé la vitre en arrivant.
Lorsqu’il remonta dans la voiture, il s’avisa qu’il l’avait parquée à un endroit interdit, et du mauvais côté de la rue, qui était à sens unique. Par un vieux réflexe machinal, il s’assura du regard qu’il n’y avait pas d’agent à proximité...
Cinq minutes plus tard, il en riait encore, tout en se demandant ce que cela avait de si comique...
* * *
Il posa le livre, après avoir relu le chapitre consacré au système lymphatique. Il se rappelait vaguement l’avoir lu plusieurs mois plus tôt, au cours de ce qu’il appelait sa « période délirante », mais à l’époque il n’y avait pas prêté attention. A présent tout cela prenait un sens nouveau.
Les minces parois des vaisseaux capillaires permettent au plasma sanguin de pénétrer dans les interstices des tissus. Il regagne finalement le système sanguin proprement dit par les canaux lymphatiques, charrié par un fluide appelé lymphe. Au cours de ce reflux, la lymphe passe par des ganglions qui la filtrent, retenant certaines toxines qu’ils empêchent ainsi de s’introduire dans le sang. Bon...
Deux facteurs activent le système lymphatique :
1. la respiration,
2. le mouvement physique.
La respiration, agissant sur le diaphragme, comprime l’abdomen, faisant circuler le sang et la lymphe à rencontre de la gravité naturelle. Le mouvement physique amène les muscles à comprimer les canaux lymphatiques et provoque ainsi la circulation de la lymphe. Un système valvulaire complexe empêche son reflux.
Or..., les vampires ne respiraient pas – du moins les vampires « morts ». En sorte que le fonctionnement de leur circulation lymphatique était réduit de cinquante pour cent, ce qui impliquait notamment la stagnation d’une quantité considérable de toxines. Et Neville évoqua, à ce propos, leur haleine fétide...
Il relut encore une fois certains passages : Les bactéries passent dans le flux sanguin où... Les globules blancs jouent un rôle capital dans notre défense contre l’action des bactéries... Beaucoup de germes sont tués par les rayons du soleil... De nombreuses maladies provoquées chez l’homme par des bactéries peuvent être transmises par des insectes, porteurs de germes : mouches, moustiques... En cas d’agression bactérienne, les « usines » de phagocytes procurent au sang des moyens de défense supplémentaires...
Neville laissa tomber le livre. A mesure qu’il avançait dans ses recherches, lui apparaissait de plus en plus clairement l’étroite relation existant entre le sang et la lutte contre les bactéries. Et pourtant, avait-il eu assez de mépris pour tous ceux qui étaient morts en proclamant vraie la théorie des germes, tout en ironisant à propos du vampirisme !
Il se leva, se versa un whisky, mais se rassit sans avoir touché au verre, les yeux fixés au mur...
Des germes... Que cela lui plût ou non, pour quelle raison ne s’agirait-il pas de germes ? Germes, bactéries, virus, vampires : pourquoi son esprit refuserait-il cet enchaînement ? S’il lui répugnait encore, était-ce parce qu’il n’était qu’un réactionnaire obtus, ou parce que cette théorie risquait de l’amener à des conclusions inattendues et de le mettre en face d’une tâche au-dessus de ses forces ? Il n’eût pu le dire. Pourtant, il se sentait lentement mais sûrement porté vers une solution de compromis. L’une des théories ne contredisait pas nécessairement l’autre. Les bactéries pouvaient être une réponse au problème « vampire »...
Mais déjà il se sentait dépassé par tout ce que cela impliquait, et il se comparait au petit garçon hollandais de la fable, essayant de boucher avec ses doigts les trous de la digue. Tel il avait été, fort de ses idées toutes faites, essayant d’arrêter le flot de la raison. A présent, il ouvrait les yeux et était bien obligé de battre en retraite, de grandes vagues de réponses commençant à renverser la digue des théories...
L’épidémie avait éclaté brutalement. La chose eût-elle été si rapide si des vampires seulement l’avait provoquée ? Leurs maraudes nocturnes eussent-elles suffi à faire de tels ravages ? Bien sûr que non ! La thèse de la contagion bactérienne était la seule explication possible de cette rapidité, de la progression géométrique du nombre des victimes.
Et, du même coup, dix idées différentes se bousculaient dans son esprit.
Les mouches et les moustiques avaient certainement leur part de responsabilité dans tout cela : c’étaient eux qui avaient transporté la maladie aux quatre coins du globe.
D’autre part, la théorie bactérienne expliquait beaucoup de choses ; par exemple le fait que les malades s’enfermaient pendant la journée, plongés dans le coma par le germe qui se protégeait ainsi contre l’action du soleil.
Autre chose encore : les bactéries ne seraient-elles pas l’élément moteur des « vrais » vampires ? Etait-il possible que le même germe qui tuait les vivants fût une source d’énergie pour les morts ?
Il devait savoir. Il se leva brusquement et fut sur le point de se ruer dehors. Ce n’est qu’au dernier moment qu’il tourna le dos à la porte. « Seigneur ! pensa-t-il. Je perds la raison ! » La nuit était tombée depuis longtemps...
Il se mit à marcher en long et en large dans le living-room, cherchant d’autres réponses à d’autres questions.
Comment expliquer l’action des pieux, qui causait leur fin ? Comment concilier cela avec la théorie bactérienne ? L’hémorragie n’était pas une explication suffisante : il y avait, notamment, le cas de cette femme... Et la terreur de la croix ? Et l’action des miroirs, de l’ail, de l’eau ?... Quel rapport entre tout cela et les bactéries ?
Il était au bord de la crise de nerfs ou de larmes. Alors, il se força à s’asseoir, à être calme. « Par Dieu ! se dit-il. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je trouve enfin une clef et, sous prétexte qu’elle n’ouvre pas immédiatement toutes les portes, je perds la tête... C’est ridicule ! » Il but le verre qu’il avait rempli tout à l’heure ; il en avait besoin. Puis, levant la main, il attendit qu’elle cessât de trembler. « Allons, bébé, allons, ironisa-t-il... Sois sage, à présent. Tiens-toi tranquille : le Père Noël est en route, avec sa hotte pleine de jolies réponses... Bientôt tu ne seras plus pareil à Robinson Crusoé, prisonnier sur une île, la nuit, au milieu d’un océan de mort... » Il sourit et se détendit un peu. « Joli phrase, se dit-il, et jolie image. Le dernier homme sur la Terre est un poète de qualité... »
Sur quoi, il décida de se coucher. C’était tout ce qui lui restait à faire ce jour-là.
Tout en se déshabillant, il se dit que la première chose à faire le lendemain serait de se mettre en quête d’un microscope. Fini d’aller de l’avant au petit bonheur, sans plan défini !
Il s’endormit en pensant aux insectes, à leurs morsures, à d’autres morsures, à la transmission du mal d’humain à humain. Cela suffisait-il à expliquer l’affreuse rapidité avec laquelle l’épidémie s’était propagée ?
Vers trois heures du matin, il fut réveillé par une nouvelle tempête de poussière qui secouait la maison.
Et soudain, comme à la lueur d’un éclair, il comprit...